Bernd et Hilla Becher

Publié le par Gérard Monnier

Compte-rendu de l’exposition « Bernd et Hilla Becher »,
au Centre Georges Pompidou, à Paris, du 20 octobre 2004 au 3 janvier 2005 ;
catalogue, ds Vingtième siècle, Revue d’histoire, nº 86-2005 / 2 p. ---

« Bernd et Hilla Becher », au Centre Georges Pompidou, à Paris, du 20 octobre 2004 au 3 janvier 2005 ; catalogue.

    Voici une exposition qui a été fréquentée par un public important, stimulé par l’enthousiasme impressionnant de la critique, pour laquelle « Cette rétrospective est tout simplement sublime » (dans Aden, supplément au Monde nº 314, 15-21 décembre 2004, p. 25). Pour la première fois montrées en France dans une large exposition rétrospective,  les photographies de Bernd et Hilla Becher frappent par l’unité et la constance du projet : depuis le début des années 1960, ils photographient les constructions sur le site des mines et de l’industrie sidérurgique.  Leur démarche apparente est aisée à définir : identifier les bâtiments majeurs, et procéder à une prise de vue extrêmement rigoureuse, en sélectionnant des paramètres qui garantissent l’unité des prises de vues successives : isoler l’édifice de son environnement par le cadrage et le détacher des codes de la vision pittoresque par la prise de vue frontale, la plus fréquente, opérée à partir d’un point relativement haut ; en corrolaire interviennent d‘autres choix : l’absence de présence humaine, la  lumière égale diffusée par un ciel couvert, au printemps et à l’automne, etc. Cette problématique a conduit les photographes à un parcours systématique dans les sites industriels à la rencontre de leurs « objets » : puits d’extraction, avec leur chevalement,  silos,  hauts fourneaux, halles des machines, tour de réfrigération, châteaux d’eau, gravières, etc. Née en 1959  comme un projet  d’inventaire local déterminé dans la Ruhr, leur démarche s’est étendue progressivement au territoire de l’Allemagne toute entière, puis à l’Europe et à l’Amérique du nord, dont ils établissent la totale unité des paysages industriels, dans la phase qui précède leur altération par la fin de l'activité. Bien que leur pratique soit plus large, et qu’elle se soit étendue à des sites récents, comme on le remarque dans les ouvrages publiés sur les Becher, l’effet principal de l’exposition est de consacrer une architecture industrielle obsolescente, quand ce n’est pas à l’abandon. Dans ce sens, les Becher, pour qui le problème principal est « le combat contre le temps » (cat., note 152, p. 33), ont été des pionniers, opérant en avant d’une archéologie industrielle qui ne s’affirme pas en Allemagne avant les années 1970 . 
    Justement, dans l’exposition, la collaboration des Becher à l’approche scientifique est présentée dans une séquence à part, qui porte sur « La mine Zollern 2 » (à Dortmund), une usine caractéristique de la production de l’électricité au début du siècle, et qui fait l’objet en 1969 d’un inventaire photographique complet, poussé jusqu’aux détails constructifs, aux machines et à l’appareillage électriques, et étendu au logement ouvrier ; cette commande, associée à une étude historique, est publiée en 1977. Une autre séquence réunit une série d’admirables paysages industriels, qui prolongent une tradition iconique constante depuis Bonhommé et Tony Garnier ; le plus ancien est celui de Charlottenhütte, en 1963 ; plusieurs, qui montrent avec insistance l’étroite association de l’habitat aux lieux de production, atteignent la dimension symbolique, comme  le cadrage d’un site sidérurgique de Philadelphie, limité en avant par le cimetière et en arrière par la forêt.  Ces deux séquences n’ont pas laissé de trace dans le catalogue de l’exposition ; on reviendra sur ce point.
    L’intérêt du travail des Becher ne se confond pas avec celui d’un travail documentaire, qui serait d’ailleurs bien laconique et incomplet, puisque les cartels et le catalogue sont à peu près vides d’informations scientifiques ; rien, en particulier, nous indique les dates de construction ou de démolition des bâtiments. En fait, dès 1969, une dizaine d’années après le début de leur travail, le titre de la première exposition de leurs photographies à la Kunsthalle de Dusseldorf se place sous le signe de l’art : « Anonyme Skulpturen », un titre repris et complété en 1970 dans leur première publication, Anonyme Skulpturen. Eine Typologie technischer  Bauten (Sculptures anonymes. Une typologie des bâtiments techniques). Cette reconnaissance première par le monde de l’art, à proximité des disciplines canoniques (ce qui les conduira à recevoir le Grand Prix de Sculpture de la Biennale de Venise en 1990), est placée sous l’égide du minimalisme et de l’art conceptuel ; cette situation dans le dispositif de l’avant-garde artistique,  par défaut, semble avoir été plus subie que contrôlée par les Becher, et son importance nous semble aujourd’hui décalée ; comme d’ailleurs la position d’une partie de la critique qui voyaient alors dans leur objectivité la marque d’une « société bourgeoise décadente (qui change) les outillages retirés de la circulation en objets fétiches intemporels de belle apparence » (cat., p. 23) .
    Car voici le fait  central : la saisie objective de l’architecture industrielle par les Becher n’est ni documentaire, ni artistique, même si leur démarche ne renie pas ces sources, mais essentiellement visuelle et photographique. Visuelle : leur attention à la forme des bâtiments les conduit à cette sélection des éléments caractéristiques de l’objet industriel, à ces regroupements des images en séries cohérentes qui, dans une catégorie d’édifices donnée, par exemple les châteaux d’eau, assemblent et distinguent les constructions qui sont des tours, celles qui sont des sphères, etc. Quitte à laisser de côté les formes isolées, non pertinentes. Donc le projet d'une vision radicale, mais contrôlée, non passive, nourrie par la construction d’une typologie, terme employé à la façon rigoureuse des archéologues. Photographique : car c’est dans les conditions de l’interprétation de l’image photographie que s’accomplit ce projet typologique. D’abord par la répétition rigoureuse des conditions identiques de prise de vue, par le positionnement de l’appareil ; on note par exemple que la frontalité, nécessaire pour affirmer l’unité des silhouettes (dans le cas des chevalements des puits de mines, cat., pl. 15 et 18), est écartée au profit d’une vue oblique, lorsque la saisie du type impose une représentation du volume dans l’espace, par exemple pour d’autres chevalements (cat., pl. 17 et 20), ou pour  les silos à charbons (cat., pl. 38, 39, 40).  Et ensuite par le mode de représentation des objets en séries constituées, que ce soit sur la cimaise des parois de l’exposition, ou dans les pages d’un ouvrage imprimé. Ces séries réunissent, en trois ou quatre rangées, de neuf à seize images, les cadres de chaque photo étant bord à bord. Et on note que la distribution des images imprimées dans le catalogue est identique à l’accrochage de l’exposition, chaque page reproduisant une séquence.
     Le résultat est cet insolite voyage, à la fois photographique et archéologique, qui nous instruit tout autant sur les possibilités d’une photographie objective radicale, que sur le monde disparu des types architecturaux les plus forts de la construction industrielle. Tels que les portaient ces sites de l’industrie lourde, où les formes construites avaient le caractère formel primaire que confèrent le volume architectural et les procédés apparents de la construction, sans perdre pour autant le statut d’instrument dans le procès de production. Dans ce sens, les Becher nous livre un manifeste de la puissance du regard photographique appliqué à un monde immense d'objets prêts à disparaître. Ce manifeste pour l’objectivité photographique, et pour ses méthodes, a une grande  portée ; l’atteste l’audience des Becher auprès des jeunes photographes.
    Le laconisme extrême de cette exposition, pour le visiteur qui n’est pas équipé du catalogue, est un choix discutable ; l'absence complète de nomenclature sur les objets représentés, opérée sans doute pour ne pas troubler la contemplation de l'œuvre, aboutit à l'inconfort du visiteur, qui s'interroge sur l'identité des objets : rien n'indique que la mine Zollern 2 se trouve à Dortmund, rien ne vient documenter l'architecture très recherchée de la halle des machines, etc. L'information sur l'année de la prise de vue est exclusive de toute autre. Cette conséquence de l'application du statut artistique pousse à l'absurde le refus du savoir, alors que la démarche même des Becher est inséparable d'une attitude de prospection des objets, dans une lutte revendiquée contre le temps et contre leur effacement. Le catalogue lui-même fait problème ; si l’étude d’Armin Zweite donne beaucoup d’éléments historiques pour comprendre la démarche des Becher, l’absence des séquences mentionnées plus haut, et l’oubli de toute notice sur la technique de la prise de vue, sont des lacunes étranges. Rien ne nous aide à restituer le travail considérable qu’impose la discipline que se sont donnée les photographes ; rien, si ce n’est un petit détail dans la vue d’une raffinerie près de Cologne en 1998, où le photographe (Bernd ou Hilla ?) est montré en action, perché sur une échelle double, la chambre et un autre appareil portés par des pieds tripodes d’une dimension insolite, qui haussent le matériel à plus de trois mètres cinquante du sol.  Voilà qui en dit long sur les efforts physiques qu’implique la prise de vue, entre deux phases de manutention du matériel, et à l’issue des marches, démarches et contre-marches de tout projet photographique de cette envergure. Devant un tel investissement, oiseuse devient la question académique de savoir si un auteur subsiste encore derrière cette objectivité radicale.

Gérard Monnier
Université de Paris I



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Publié dans Comptes rendus

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