L’édifice-événement et l’histoire de l’architecture contemporaine

Publié le par Gérard Monnier


Contribution au colloque "Repenser les limites : l'architecture à travers
l'espace, le temps et les disciplines", INHA Paris, 1-4 septembre 2006

 


 


L’édifice-événement et l’histoire de l’architecture contemporaine



« Ce n’est pas dans les cendres du temps, mais dans les dangereuses flammes de l’évènement que naissent les images valables de l’homme, dût celui qui a l’audace de les y arracher s’en brûler affreusement les mains, en être défiguré, en périr. »
Louis Aragon, La fin du Monde réel, 1967.

« Si une chose peut exister dans l’opinion sans exister dans la réalité, et exister en réalité sans exister dans l’opinion, il faut conclure que des deux existences parallèles la seule nécessaire est celle de l’opinion, et non celle de la réalité. »
Joaquim Maria Machado de Assis, LaThéorie du Médaillon, coll. Suites, Editions Métaillé, Paris.


Pour l’archéologue, de son point de vue d’acteur dans la chaîne des savoirs, tout vestige d’édifice identifié, dessiné et interprété est événement ;  pour l’historien de l’architecture préindustrielle, à peu de choses près, tout édifice documenté et étudié, savant ou vernaculaire, peut également faire événement. Pour l’historien du contemporain, rien ne va plus : pour la plupart des édifices, les médias l’ont devancé ; textes, photographies, témoignages, sont diffusés dans des formes maintenant rituelles, et souvent massives. Tout projet d’édifice conséquent, tous les édifices dont la conception est mise au concours sont documentés, plus ou moins bien, et commentés, souvent au bénéfice de l’architecte, ou du commanditaire, avant même que l’historien ai eu le temps de l’inscrire sur ses bases de données.  

Dans le droit fil des travaux conduits sur la réception de l’architecture contemporaine, la question que je pose aujourd’hui consiste à s’interroger sur les effets de la production d’informations sur l’actualité de l’architecture dans une civilisation où les industries, les pratiques et les effets de la communication de masse sont devenus ce que l’on sait, avec l’intensité et la rapidité que nous connaissons, au point que ces nouvelles dimensions agissent de façon déterminante sur la qualité de l’information et de la réception. Naguère Pierre Nora estimait que «  nous sommes entrés dans le règne de l’inflation évènementielle » (Nora, 1974) ; depuis, l’événement a été mobilisé, en 1991, pour tenter de constituer, sur le site de la villa Poiret à Mézy, un marché de l’architecture d’auteur (Edelmann,1993, Monnier 1999),  et aujourd’hui, nous en sommes au point que le marché aux événements existe,  puisque le site anglais Thisdayinmusic.com collecte dans ses archives plus de 10 000 événements musicaux marquants répertoriés par date (abonnement payant).

On voit bien comment la situation actuelle succède aux étapes antérieures de cette évolution technique : aux informations installées et produites dans le cadre d’outils professionnels, de la Revue Générale d’Architecture  à L’Architecture d’aujourd’hui, couvrant des territoires et des temps de plus en plus amples et rapides, succèdent aujourd’hui des informations massives, établies dans un très large éventail de médias, et dans un temps court, qui suit au jour le jour la mise en service du musée Guggenheim à Bilbao ou celle du viaduc de Millau, entre autres exemples. Ces jours-ci, on anticipe l’événement, en nous informant à l’avance, par une dépêche d’agence, des prochains bâtiments dessinés par Oscar Niemeyer à Niteroi, dans la baie de Rio, manifestement un événèment qui se prépare urbi et orbi. D’où cette première proposition : l’édifice-évènement est celui pour lequel l’emploi massif des techniques de l’information produit une entrée importante et soudaine dans l’espace public (au sens d’Habermas), pour y installer une représentation forte et prégnante.

Dans l’histoire de la période préindustrielle, l’édifice porteur d’innovations et d’un statut majeur, on le sait, provoquait un processus de reconnaissance et de célébration : le concours pour la coupole de la cathédrale de Florence, et son lauréat, Brunelleschi, le retentissement du chantier de Saint Pierre de Rome sont des repères incontestables dans la manifestation de l’opinion. Au XIXº siècle, le succès du Crystal Palace est porté par un très large faisceau de textes et d’images, qui font la promotion des effets nouveaux d’une architecture technologique pour un public local et international. Et par ailleurs, l’historien lui-même produisait, dans son récit rétrospectif, des repères qu’il qualifiait d’événement : le palais Stoclet, comme manifeste de la synthèse des arts et de la dimension internationale de l’Art nouveau, la villa Savoye, aboutissement de l’architecture des villas de le Corbusier, etc . Dès les années 1930, on sait la part prise par l’application des techniques de l’information de masse à un objet passif, dont il s’agissait d’assurer la promotion commerciale. F.L. Wright décrit l’impact énorme de la presse sur la reconnaissance d’un de ses édifices, le bâtiment administratif de la Johnson Company, construit à Racine, en 1938, pour lequel le responsable de la publicité de la société estime supérieur à deux millions de dollars le montant des textes et des photos publiés à l’occasion de l’inauguration en première page des journaux américains (Wright, 1955).

Aux aspects quantitatifs de l’édifice événement – la quantité d’informations – peut s’ajouter une performance qualitative ; le regard sur l’impact dans les médias de la genèse du Centre Georges Pompidou donne des résultats probants : du concours à l’inauguration, les informations diffusées mettent en scène des acteurs de premier plan – à commencer par deux Présidents de la République – des architectes, des conservateurs de musée et autres professionnels de la Culture, des hommes politiques qui s’expriment ès qualités, des critiques, des artistes, des représentants des Amis du Musée d’art moderne, etc. Avant d’être mis à l’épreuve de l’usage, le bâtiment et l’institution qu’il représente, et aussi l’instrument urbain, font l’objet d’un débat et d’une polémique particulièrement violente ; ces informations, par leur nombre et leur significations, entourent l’édifice de représentations si massives et si fortes qu’elles le masquent à l’observation directe ; ces informations, qui s’étendent de la date de la décision – le 25 décembre 1969 – à la date de l’inauguration – le 31 janvier 1977 -   ne peuvent que devenir objet d’histoire.

Tout cela annonce la situation aujourd’hui, qui s’inscrit dans une démarche spécifique et cohérente. La demande devient celle d’une qualité propre de l’édifice, une demande qui s’exerce dès la conception de l’édifice. Ainsi, pour le concours du Centre Pompidou à Metz (CPM), au printemps 2004, il était demandé – explicitement - que le projet soit celui d’un « évènement architectural ». Cette programmation insistante de l’édifice comme événement est évidemment un point de basculement, puisque l’information est approchée d’un point de vue qualitatif, du point de vue de la performance accomplie par la conception de l’édifice dans un territoire qui est celui de l’information  de masse.

Quelles sont les conséquences sur l’histoire de l’architecture de cette problématique de l’édifice-événement ? Quelle portée sur le travail de l’historien de cet accent sur le temps court de l’information (par opposition au temps long du projet monumental) ?  Il ne s’agit pas de réduire l’écart qui rend l’histoire légitime (par rapport à la chronique), mais de soumettre à l’observation par l’historien l’impact des phénomènes rapides dans l’histoire des édifices, d’une part, et de proposer une réflexion, d’autre part, sur les effets sur la réception de l’architecture depuis que l’information est puissante, circule à grande vitesse et est soumise à des problématiques de communication. A quelles conditions enfin le projet d’une histoire sociale et culturelle de l’architecture est-il compatible avec ce retour en force de l’événement ?

On esquissera tout d’abord une typologie de l’édifice-événement dans le champ de l’histoire de l’architecture contemporaine.

Un premier partage sépare l’édifice-événement subi de l’édifice-évènement programmé .

L’évènement subi est la destruction de l’édifice ; celle-ci peut être accidentelle ou provenir de faits de guerre. Dans tous les cas, les débats et les problèmes nés de la reconstruction ou du maintien des ruines prolongent l’événement dans une durée très longue. L’incendie de la cathédrale de Rouen en 1836, célébré par des gravures, est à l’origine d’une reconstruction de la flèche en fonte de fer, très controversée ; l’incendie du théâtre de la Fenice à Venise (29 janvier 1996) ouvre un débat sur sa reconstruction ; lorsque la destruction a une origine militaire par temps de guerre, l’événement fixe de très importantes campagnes d’opinion, dans le contexte d’une intense mobilisation patriotique, et il est à la source de polémique sur la reconstruction et sur la conservation des ruines. Ce fut le cas avec la destruction de la cathédrale de Reims (4 septembre 1914), la destruction de la cathédrale de Coventry (14 novembre 1940), dont on décide de conserver les ruines, comme pour le village d’Oradour-sur-Glane. A Dresde, la Frauenkirche, église protestante (1726-1743), construite par George Bähr, s’écroule le 15 février 1945, à la suite des incendies du 13 février 1945, et sa reconstruction ne s’engage qu’en 1994. Il suffit de mentionner dans cet ordre de faits l’extraordinaire force des images de la destruction des Twin Towers le 11 septembre 2001 pour saisir comment la conjonction de la violence et de la perennité d’un grand édifice inscrit dans un paysage urbain connu trouve dans l’image de l’événement son apogée.

L’édifice-événement programmé relève de plusieurs catégories :

    les édifices majeurs, liés à des procédures de décision et de conception qui sont eux-mêmes objets d’informations, les édifices publics, les ouvrages d’art, issus ou non d’un concours ; l’importance prise par les concours publics d’architecture en France depuis 25 ans donne une exceptionnelle extension à cette catégorie d’édifice-évènement
   
    on trouve aussi des édifices temporaires, comme le pavillon de l’Esprit Nouveau à l’exposition internationale des arts décoratifs, en relation étroite et directe avec les supports médiatiques.

-    les édifications symboliques d’une réalité géopolitique comme événement, comme les pavillons de l’URSS et de l’Allemagne à l’exposition internationale de 1937.
-    des projets célèbres, bien que non construits, comme le plan Voisin de 1925, inscrit tout entier dans une logique de communication.
-    des destructions qui fixent l’intérêt de l’opinion par une production massive d’informations, d’autant plus que le site est familiet et sensible, comme la destruction des Halles de Paris en 1971-1973 ; des destructions appartiennent au vandalisme d’Etat, comme la destruction du vieux Bucarest (à partir de 1977) ; faisons une place à part aux destructions révolutionnaires (la destruction de la Bastille). Et n’oublions pas la mise en scène politique de la destruction programmée des barres du logement social (en 1986, à La Courneuve), sous l’autorité directe de l’administration.
-    de façon symétrique, les reconstructions d’édifices disparus sont devenues des évènements : ainsi la reconstruction passionnée du Parlement de Rennes, qui mobilise l’opinion régionale des années durant, ou la reconstruction du théâtre de la Fenice, objet de polémiques entre professionnels (Renzo Piano est favorable à la reconstruction novatrice, mais la commande échoit à Aldo Rossi) ; on trouve aussi des reconstructions savantes, de type archéologique, qui mobilisent les spécialistes, les personnels d’associations et les sponsors, comme la reconstruction entre 1983 et 1986 à Barcelone du pavillon de l’Allemagne de Mies van der Rohe, ou la reconstruction à Villepinte en 1999 du Palais de l’Aluminium construit à Paris par Jean Prouvé en 1954 (et à la suite de divers  démontages et remontages en des lieux divers) ; sans oublier la construction commémorative à Glasgow en 1996 de la Maison d’un amateur d’art, un projet de Macintosh de 1901, jamais construit auparavant. On notera tout ce qui inscrit ces opérations dans le processus actuel de patrimonialisation.
-    enfin ne négligeons pas l’événement polémique, lorsque la force du message tend à l’emporter sur la force du fait. Nous avons tous en mémoire cette façon de fixer l’attention sur une situation générique, à partir d’un édifice jusqu’alors absent dans les hiérarchies de l’information : « L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, etc… ».

Cet inventaire typologique primaire dessine un premier niveau de tâches pour l’historien : documenter la production et la diffusion de l’information dont l’édifice événement est l’objet, en s’interrogeant sur sa portée dans l’espace et dans le temps : jusqu'où, pendant combien de temps, comment et pourquoi se diffuse l'information sur l'évènement ? Quels en sont les acteurs ? Quelle contribution durable apporte-t-elle à la réception ?

Le second niveau des responsabilités de l’historien mobilise ensuite une attitude critique ; pour faire court, je propose d’établir deux hypothèses : dans la première l’édifice-événement est un obstacle à la connaissance historique et à la construction du récit historique ; dans la seconde, l’édifice-événement, fondamentalement associé à la modernité, à la démarche même des acteurs, à son authenticité, doit faire l’objet d’une approche compréhensive par l’historien.

Bien des données expliquent et justifient les réticences de l’historien devant l’édifice- événement : celui-ci  est l’objet d’une mise en scène, fabriquée par des professionnels de la communication, qui sont plus soucieux de l’efficacité de cette communication que de produire une information équilibrée ; chacun sait que la communication, avec ses directeurs, ses états-majors, ses budgets, est un secteur en expansion dans l’activité industrielle et commerciale, et qu’il fournit un modèle brillant au secteur des institutions culturelles ; on dit que le nombre des attaché (e) s de presse l’emporte aujourd’hui sur le nombre des journalistes. Et chacun sait que le contenu des dossiers de presse forme le plus gros de la substance de l’information publiée, et que le critique professionnel indépendant, et dans la mesure où il a jamais existé, ne pèse plus très lourd dans la production de l’information.  De ce point de vue, l’historien attaché à la véracité et à la précision des informations, et à leur mise en perspective, ne peut que considérer insuffisant et incomplet, si ce n’est non pertinent ou dévoyé, le halo des informations disponibles autour de l’édifice-événement. On se souvient comment un édifice-évènement, comme la pyramide du Louvre, est parvenu à dissimuler sous une polémique triviale l’opération d’ensemble de réaménagement du musée du Louvre. A l’occasion du 50º anniversaire de l’ouverture du chantier du barrage de Serre-Ponçon, dans les Alpes du sud – un ouvrage exceptionnel - on constate que l’information disponible à l’époque négligeait de mentionner la technique de construction du barrage, construit en terre compactée, comme s’il allait de soi que les barrages en France soient toujours en béton.

On le constate aussi avec l’exploitation de la destruction-spectacle des formes du logement social des  années 1960 ; l’administration lui a donné une signification arbitraire, au mépris de l’approche historique ; à la force des images de la destruction, s’ajoute un discours de légitimation : sous la plume de hauts fonctionnaires se construit ainsi la justification de la destruction des barres : « elles doivent être détruites parce qu’elles faisaient souffrir les gens ; et si elles faisaient souffrir,  c’est qu’elles étaient la production de mauvais architectes » ; ce qui implique que le travail et la mémoire de ceux-ci ne justifie aucun respect. On admettra qu’il est difficile, face à ces représentations négatives, de restituer quelque chose d’une architecture à l’origine bienveillante. Il est donc inévitable de considérer  suspecte et encombrante l’information qui accompagne la plupart des édifices-évènements. Et il convient donc d’étudier de près la construction de l’événement, ses moyens, sa participation à la saturation de l’information. 

D’un autre côté, il se trouve que pour l’historien l’événement a un sens pour lui-même ; relisons les chroniques d’André Fermigier, pourtant peu suspect de cautionner des approches méthodiques avancées. A l’occasion de l’inauguration du Centre Georges Pompidou, il n’hésite pas à ouvrir son papier en première page du Monde, « en rapprochant deux évènements », l’inauguration du nouvel Opéra de Paris, par le maréchal Mac Mahon, le 5 janvier 1875, et l’inauguration du Centre Georges Pompidou par le préident de la République Giscard d’Estaing le 31 janvier 1977 (Fermigier,1977) .  Il est clair que, pour ces deux édifices décidés au sommet de l’Etat, la signification de l’événement officiel ne peut pas être séparée du sens même de l’œuvre et de l’institution qu’elle abrite ; elle nous désigne un moment de l’histoire politique et sociale,  autant qu’un moment de l’histoire des instruments de la vie artistique et culturelle. On sait combien d’édifices majeurs du XXº siècle ont été portés par une évolution de la commande institutionnelle ; le Ministère de l’Education et de la Santé à Rio-de-janeiro, du point de vue de la gouvernance de l’Etat fédéral du Brésil, et la chapelle de Ronchamp, du point de vue de la relation de l’Eglise catholique avec les artistes contemporains, sont d’authentiques actes historiques, que le relai par des manifestations conjoncturelles amplifie à la hauteur de l’événement. Et ce n’est pas s’écarter des méthodes de l’histoire culturelle que d’admettre que la médiatisation intense a sa part pour étendre la rupture des significations en question à des publics beaucoup plus larges que le public directement concerné.

Par ailleurs, il est acquis que la volonté artistique des architectes, lorsqu’elle fondée sur la croyance dans la valeur de l’architecture du moment présent, ne peut pas être étrangère à l’affirmation de la force de l’architecture au présent. Ce qu’exprime Mies van der Rohe en 1923 :

« L’architecture est la volonté  de l’époque traduite dans l’espace. Vivante. Changeante. Neuve.
Ni hier, ni demain, seul le présent peut produire une forme. Seul le présent crée l’architecture. Il crée la forme avec les moyens du moment ».
G., nº 1-1923.

On conçoit donc que, pour l’artiste qui installe son travail dans le temps court des manifestes, que le temps de l’avant-garde soit le temps bref de l’événement ; c’est toute la question de la temporalité de la création artistique qui croise ici nos questionnements sur l’édifice-évènement. Mais, pour autant, l’événement fait-il l’œuvre ? Il reste donc à l’historien à soumettre ces informations aux mécanismes classiques de la critique documentaire, à interpréter l’événement, à en évaluer la portée, dans l’espace et dans le temps, à lui donner, ou non, une place dans la construction du récit. Et puis, puisque trop d’évènements tuent l’événement, il convient de sélectionner et de hiérarchiser ces immenses informations. 

Mais il lui reste encore d’autres pistes à parcourir. Ainsi, quels édifices majeurs restent-ils à l’écart de l’événement ? Et pourquoi échappent-ils à la consécration ? en fonction de quel processus ? Voici deux exemples incontestables : des édifices de grande dimension, dont les architectes sont de grande notoriété, et qui n’ont jamais constitué des édifices-évènements.

La commande par l’Etat à Auguste Perret du CEA à Saclay (1948-1953) aboutit au terme d’un chantier conduit avec Urbain Cassan à un vaste ensemble de bâtiments, au dessin ordonnancé, qui a la dimension inédite en France d’une opération d’urbanisme industriel ; la notoire qualité des édifices, reconnue depuis dans un rapport de Paul Andreu, contraste avec la minceur de la place qui leur est faite dans l’œuvre de Perret, y compris même dans l’historiographie récente. Bien entendu, les contraintes du secret lié à une activité longtemps au centre d’une politique de défense nationale expliquent une longue absence, mais n’a plus aujourd’hui de raison d’être.

A Brasilia, les installations de l’Université fédérale, étudiées à l’initiative du ministre de l’éducation Darcy Ribero, sont construites sur un projet étudié par Oscar Niemeyer entre 1964 et 1966 ;  les procédés de préfabrication, en éléments de béton armé de grande dimension, sont novateurs, comme le choix d’un type linéaire continu, de part et d’autre d’un jardin, accompagné d’un double portique. L’édifice est resté totalement inédit, d’une part sous la pression d’une conjoncture politico-militaire hostile, puisque quand le chantier s’achève, les militaires engagent à Brasilia un conflit durable avec l’institution universitaire, pratiquement mise hors d’état de fonctionner, et, d’autre part, parce que l’édifice, assez nettement en dehors des normes formelles de l’architecture monumentale qui fondent le prestige de l’architecte, est pratiquement relégué, dans les publications consacrées à l’architecte, dans une sorte d’enfer. Notons que dans ses diatribes sur l’architecture des mégastructures, c’est une pièce de choix qui a échappé à Bernard Huet, puisque, lorsque celui-ci énumère les universités qui relèvent de ce type, il ignore encore un édifice construit cependant dix ans auparavant (Huet, 1976).

Ainsi, c’est bien à l’historien de faire le travail nécessaire sur les laissés-pour-compte de l’évènement, pour que la prise en compte des édifices-événements ne soit pas un alibi pour réduire la construction du récit historique à une liste d’évènements.

Reste enfin la question des relations de l’édifice-événement avec la problématique du patrimoine. Comment empêcher qu’une relation s’établisse entre la vigueur de l’évènement et la décision de protection ? A l’approche historique de juger si la valeur patrimoniale correspond à la force de l’événement. C’est l’étude de la réception qui permet d’établir la valeur de l’évènement dans la durée et dans l’espace. De nombreux cas de figure montrent la relativité de la question. Un événement local, sur un édifice connu localement, ne relève pas d’une mobilisation universelle (cf. les atteintes faites à l’environnement de l’usine Duval à St Dié). En sens inverse un événement connu dans le monde, sur un édifice inconnu localement, relève d’une mobilisation universelle efficace, comme l’a montré la réaction internationale devant les menaces exercées contre la villa Savoye avant sa protecion MH. Sans aucun doute, après le retentissment de l’édifice-événement, subsiste  une auraa exceptionnelle favorable à des manipulations sous influence : on l’a vu il ya quelques années, avec la tentaive pour classer la Grande Arche de la Défense, aux fins de pouvoir contrôler les constructions sur les abords ;

Confrontée à la force médiatique de l’événement, l’histoire de l’architecture contemporaine ne peut ignorer la norme dominante dans les sciences sociales « Quand  les médias ont à connaître  surtout des évènements, les sciences sociales les ignorent d’autant plus. Nos disciplines préfèreront le plus souvent montrer que l’évènement n’en est pas un » (Bensa et Fassin, 2002). Mais dans le même temps, l’édifice-événement marque l’avènement de la modernité, par ses effets de rupture, par la mise en circulation sans frontières des images de la nouvelle référence ; une circulation qui anticipe la mobilité des hommes, et la pussance des nouveaux outils, et que l’histoire sociale et culturelle de l’architecture ne peut donc négliger.


 

Repères bibliographiques


BENSA Alban et FASSIN Eric, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain,
nº 38 / mars 2002, p. 5-20.

EDELMANN, Frédéric, « Villas de rêve en périls (…) », Le Monde, 20 septembre 1993,
p. 12.

FERMIGIER, André, « L’inauguration du Centre Georges Pompidou », Le Monde, 1er février 1977 ;

HUET, Bernard, « Université, ville et territoire », L’Architecture d’Aujourd’hui, nº 183, janvier-février 1976.

MONNIER, Gérard, La villa Poiret, dépliant Docomomo, 1999.

NORA, Pierre, « Le retour de l’événement », ds Faire de l’histoire, vol. I, Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974, p ; 210-229.

WRIGHT Frank Lloyd, Mon autobiographie (1943) , Ed. Plon pour la traduction française, Paris, 1955.





 

 

Edifices-évènements : classement typologique






Edifice qui marque le paysage, identifie le lieu

Paris, Tour Eiffel

Sidney, Opéra


Edifice devenu le symbole d’un équipement culturel majeur

Bilbao, musée Guggenheim

Sidney, Opéra

Paris, pyramide du Louvre



Destruction-événement historique, sans reconstruction à l’identique

Paris, la Bastille

Oradour-sur-Glane

New-York, Twin Towers


Edifice précédé d’une annonce forte dans l’espace public (concours, délais préalables)

Paris, Centre Georges Pompidou        

Millau, viaduc

Marseille, Unité d’habitation


Edification accompagnéee d’informations sur le processus

Le décintrement du Pont de Neuilly

Paris, le chantier de la Tour Eiffel et ses images
 

Edifice novateur, médiatisé comme tel, avec valeur locale ajoutée

Le Raincy, église ND, Perret arch.

Poissy, villa Savoye


25 000 signes
   

Publié dans Inédits

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