L’Histoire culturelle du contemporain

Centre culturel international de Cérisy-la-Salle

23-30 août 2004 : colloque « L’Histoire culturelle du contemporain »


Laurent MARTIN et Sylvain VENAYRE, L’Histoire culturelle du contemporain, Centre culturel de Cérisy la Salle, / Nouveau Monde éditions, Paris, 2005, p. 291-304 



Gérard Monnier : L’œuvre d’art et l’histoire culturelle


L’œuvre d’art, objet de l’histoire des arts, a-t-elle sa place dans l’histoire culturelle ? Le point de vue classique est de réserver l’étude des objets et des œuvres à l’historien des arts, à l’historien de la littérature, à l’historien de la photographie, etc (Prost, 1997). Une séparation qui procède de la tradition qui confondait l’histoire des arts avec une mission d’expertise, confiée au connaisseur, associant de façon étroite le savoir et le jugement, au service à la fois de l’histoire, du propriétaire de l’œuvre, et du marché (Moulin, 1978). Ces fonctions ont durablement orienté les problématiques – l’attributionnisme - et les méthodes – les analyses stylistiques - de la discipline, au point de l’isoler naguère des autres disciplines historiques. 

Mais dans la dernière période, d’une part la relation avec l’histoire a trouvé chez les historiens des arts de nouveaux partenaires, et d’autre part la place que l’histoire et les sciences humaines attribuent à l’image et aux objets mettent l’histoire des arts de plain pied avec des questionnements modernes, comme l’histoire des mentalités (Vovelle, 1970, Agulhon, 1979 et 1989). Tout nous conduit à une relecture des chefs d’œuvre, comme  cette célèbre Rentrée des troupeaux  de Bruegel, peinte en 1565. Les auteurs autrefois se disputaient pour savoir quels mois de l’année étaient figurés, septembre et octobre pour les uns,  octobre et novembre, pour les autres (Delevoy, 1959). Pour nous, à côté de cette représentation atmosphérique et bio-végétale, s’impose un autre sens : la vision d’un détail minuscule, dans la partie centrale du tableau, qui figure des gibets, oblitère la vision naturaliste, et donne un sens tragique à ce déplacement d’hommes et de bétail ; on se souvient alors de la répression violente que conduisent aux Pays-Bas pendant  vingt ans les troupes espagnoles de Charles-Quint puis de Philippe II, et qui constitue un thème récurrent dans les tableaux de Bruegel. Ce croisement habile d’informations, relatives à plusieurs réalités, celle du paysage observé et celle de la tragédie historique,  donne aujourd’hui une force particulière au tableau, qui devient un message intemporel  qui concerne les Tchétchénies de tous les temps. 


Et pour ne rien dire de la prolifération récente des collections d’objets et des institutions, les musées, qui leur sont consacrés ; le face à face du public et de l’œuvre est l’objet d’une approche critique (Bourdieu et Darbel, 1969), tandis que le musée d’histoire, à des fins de commémoration ou d’histoire sociale, est en plein essor  (Poulot, 2001). 


Ce dernier point me servira à introduire mon point de vue : si le monde des images et des objets mobilise les sciences humaines, l’écart proclamé entre histoire culturelle et les œuvres et les objets ne devient-il pas anachronique ? Je pense que séparer l’histoire des objets et l’histoire culturelle est un point de vue théorique : que serait l’histoire des idées sans le recours aux textes ? Il est significatif que, dans son domaine, l’historien du culturel s’appuie explicitement sur ce qui fait œuvre, les thèses (au sens universitaire concret) des pères fondateurs, Labrousse et Braudel (Roche, 1997). Et qui ne serait troublé par le fait que cet écart proclamé soit évidemment impraticable dans les approches de l’archéologie, où l’objet est le document essentiel ? La question est récurrente, et tout a déjà été dit - écrit - à propos des relations entre histoire des livres et histoire des textes (Roche, 1997).


Je me propose ici de montrer et les limites du point de vue qui affirme la mise à l’écart des œuvres  - ici les œuvres des arts plastiques et visuels - et de mettre en valeur les nouveaux résultats qui sont obtenus en donnant une place aux œuvres dans l’histoire culturelle.  


Au premier degré, l’histoire culturelle a de bonnes raisons de s’écarter des œuvres et des objets. On conçoit que pour rester à l’écart des mécanismes du marché, pour ne pas participer à la production de la valeur, l’historien de la culture s’écarte de toute mention des œuvres et des artistes. Mesure de prophylaxie préventive, mais mesure hypocrite, puisque les mentions même les plus anodines et indirectes du monde de l’art le cautionnent.. 

Lorsque l’histoire culturelle traite d’ensembles généraux, elle englobe à juste titre les œuvres dans des ensembles tout à fait justifiés ; ainsi la place de la musique de l’orchestre de Glenn Miller  est-elle reconnue dans les phénomènes culturels qui accompagnent les armées alliées dans la guerre en Europe en 1944,  sans que pour autant la mention d’une œuvre particulière soit nécessairement mentionnée.  De la même façon, toute une nouvelle génération de dessinateurs, dans l’équipe de Hara-Kiri, participe à cette culture critique si virulente dans la presse des années 1960, sans que pour autant un dessin ou un dessinateur soit mentionné. C’est sous la forme de ces regroupements en entités que les objets et les œuvres en question sont présents dans la plupart des approches des sociologues des faits de culture (Moulin, 1992).  


         Lorsque son objet est l’histoire des institutions du monde de l’art, les œuvres sont souvent formellement absentes, y compris sous la forme d’entités. Dans mes cours sur les institutions artistiques, j’ai évité de convoquer les œuvres, j’ai écarté l’illustration de mes exposés par des images ; avec une exception pour la carrière du peintre Gervex, d’abord parce que ses tableaux sont relativement peu connus, et parce que j’instrumentais les images de ses tableaux, en montrant non point leur valeur artistique, mais leur place dans un dispositif de carrière professionnelle, à l’écart du système académique. En 1878, Gervex utilise les services d'un marchand pour exposer son Rolla, qui fait scandale, après l'exclusion par Turquet, secrétaire d'État aux Beaux-arts, et "avec la complicité tacite du jury du Salon", de la toile du Salon de 1878 ; il accepte l'offre d'un marchand de tableaux de la Chaussée d'Antin, qui exhibe le tableau défendu dans sa galerie, "et pendant trois mois ce fut un défilé ininterrompu de visites avec une queue de voitures stationnant jusqu'à l'Opéra" (Gervex, 1924). Notons que ce tableau a fait l’objet d’une approche culturelle et critique substantielle (Clayson, 1992).


On pourrait mentionner de nombreux ouvrages récents d’histoire culturelle, qui de la même façon, et pour de bonnes raisons, ignorent les œuvres : ce sont des photos d’artistes au travail dans les ateliers qui illustrent l’ouvrage de  Marina Sauer  sur les femmes à l’Ecole des beaux-arts, et non pas des tableaux (Sauer, 1990). Ce n’est pas au nom d’une limite infranchissable, d’un interdit ou d’un tabou, que nous procédons ainsi. Il y a là une attitude intellectuelle que je propose de prendre au sérieux ; cette mise à l’écart des œuvres  peut être une discipline, qui vérifie que l’histoire des institutions, partie d’une histoire sociale des arts, a ses propres objets d’étude en eux-mêmes, au confin de plusieurs disciplines des sciences humaines, de l’anthropologie, de la sociologie, entre autres, et que les œuvres d’art y passent en arrière plan. . 


Cette attitude est plus délicate lorsque l’histoire des institutions artistiques, tout en conduisant à porter un jugement de valeur sur  les actions conduites par le dispositif administratif, maintient rigoureusement la production à l’écart (Genet-Delacroix, 1992). Ce qui est d’autant plus difficile à justifier que l’action administrative , ici celle de la IIIº République, se trouve confrontée à des courants, à des tendances artistiques antagonistes, qui se manifestent par des œuvres, qui condensent la formation de l’opinion, les choix des collectionneurs, les mouvements du marché, etc.  La mise à l’écart des œuvres produit alors une perte de sens, et des obscurités préjudiciables ; par exemple, les batailles en faveur de l’art vivant que mènent sous le Front populaire Jean Zay et Georges Huisman auraient une toute autre portée si les œuvres dont il est question étaient mentionnées (oc, p. 100-101). Raymonde Moulin nous montre, dans Les bourgeois amis des arts, une étude pionnière de sociologie historique, que la mention des œuvres (nom de l’artiste, titre du tableau) peut être une nécessité documentaire incontournable (Moulin, 1976). Nathalie Heinich, dans ses études de cas, dispose les œuvres au premier plan des représentations qu’elle étudie (Heinich, 1998) . 


Au second degré, il en est donc différemment  : l’histoire culturelle se prive de ressources considérables si elle ignore les œuvres, puisque la reconnaissance de l’artiste et de son œuvre est un fait de culture. Dans leurs différentes formes et techniques,  la production, la diffusion et la réception des œuvres relèvent de l’histoire culturelle ; l’histoire des institutions fondées pour la présentation et la protection des œuvres : collections, musées, édition illustrée, autant de domaines où les investissements  des historiens concernent les œuvres et leur destin, matériel et imaginaire, dans des problématiques partagées entre les disciplines historiques. En s’écartant des œuvres, tout historien court le risque d’une histoire décharnée, d’un appauvrissement. 


Arrêtons-nous sur des situations concrètes, choisies dans des travaux récents. Dans les recherches de Marie-Jo Bonnet sur l’émergence des femmes dans le monde des arts, je retiens les analyses qu’elle produit sur les manifestes de la femme-peintre à la fin de l’Ancien régime. Portées par le mouvement d’émulation des talents, dans les années qui suivent le suppression des corporations par Turgot en 1776, et par la volonté de s’imposer auprès de la seule Académie qui subsiste, l’Académie royale, Elisabeth Vigée-Lebrun et Adélaïde Labille-Guiard exposent au salon de la Correspondance de 1782 leur autoportrait « palette et pinceaux à la main, créant un choc psychologique et politique sans précédent » (Bonnet, 2002). Elles seront admises à l’Académie le 28 mai 1783. Forte de son succès dans la formation des jeunes femmes qui sont ses élèves, Adélaïde Labille-Guiard expose en 1785 au Salon de l’Académie, au Louvre, un véritable manifeste, révélant le problème de l’enseignement artitique des filles,  Tableau représentant une Femme occupée à peindre et deux élèves la regardant. Marie-Jo Bonnet souligne à juste titre ce qui éclaire et renforce le sens de ce tableau : 


          « Imaginons le choc que du recevoir le public, quand, au même moment, dans le même lieu, presque à côté, David présentait leSerment des Horaces. Ce sont des images de la place des femmes dans la Cité totalement opposées. D’un côté Adélaïde Labille-Guiard revendique une souveraineté féminine liée à la reconnaisssance du talent artistique et du travail des femmes. De l’autre, David se réclame d’un modèle puisé dans l’antiquité romaine qui reconduit la division des rôles entre les hommes et les femmes en inscrivant chaque sexe dans l’espace divisé du tableau ».


La nécessité et la pertinence de la mobilisation des œuvres dans une démarche d’histoire culturelle sont donc évidentes.


Ce point de vue se renforce lorque les approches de l’histoire culturelle s’étendent à  la problématique de la culture des acteurs et des opérateurs du monde de l’art ; dans cette direction, l’œuvre est un document irremplaçable pour alimenter la réflexion et l’analyse. Ainsi, la question de la place que les paysagistes modernes, à partir du second Empire, donnent aux images de la ville  . Dans une période de transformation rapide des villes,  cette question d’iconographie a toute sa portée, elle nous informe sur la culture urbaine des peintres en question. Or la réponse n’est pas vide, puisque les contrastes sont majeurs entre la plupart des artistes issus du moment romantique et les autres. Parmi les plus grands, Delacroix,  Courbet et Millet ignorent la ville comme thème (à deux exceptions près : la Liberté guidant le peuple pour le premier, et les Pompiers courant au feu pour le second). Daumier de ce point de vue témoigne d’une culture divergente : la ville est omniprésente dans son œuvre. 

En Provence, du début du siècle jusqu’au Second Empire, les paysages des précurseurs sont dans la dépendance étroite d’une culture urbaine.  C’est évident depuis Constantin (1756-1844), qui fixe le thème de la vision lointaine de la ville intégrée dans un paysage global, jusqu’à son élève Loubon (1809-1863) ; Loubon, installé à Paris de 1832 à 1845, se manifeste au Salon par des paysages de sites provençaux. De retour à Marseille en 1845, Loubon fait entrer les sites caractérisés du Midi dans les grands formats d'une peinture spectaculaire faite pour frapper le public des Salons. Les paysages du littoral (jusqu'à Antibes), de Martigues et de l'étang de Berre, de la Crau, de la vallée de la Durance et de la Provence intérieure, pénètrent avec lui dans le domaine du grand tableau de chevalet (Brahic-Guiral, 1973, Soubiran, ). Les sites représentés sont toujours identifiés par la référence à la toponymie, souvent par rapport au nom d’une ville. Loubon met l'accent sur l'interprétation optique de la représentation et sur le balayage horizontal du regard qu'impose un format inusité. Plusieurs tableaux sont nommés par lui-même des "panoramas", ainsi le Panorama du port et d'une partie de la ville de la Ciotat, et lePanorama de la ville et du port de Martigues (conservés dans les collections de la Chambre de Commerce de Marseille), tous deux peints dans le cadre d’une commande officielle en 1844, l'année qui précéde l'installation du peintre à Marseille. Une synthèse de la chronique locale et du panorama est la Vue de Marseille prise des Aygalades un jour de marché (1,40 x 2,40 m, Salon de 1853,  Marseille, Musée Longchamp). Les formules de Loubon doivent beaucoup à la place que les Panoramas, cette institution de la peinture-spectacle, tiennent dans la vie artistique à Paris et dans les grandes métropoles européennes (Comment, 1993). Notons que, pour cette génération, l’activité des peintres s’appuie sur d’autres institutions urbaines, les musées, dont le rôle social et culturel est étendu par les Sociétés des Amis des arts, actives à Marseille, à Toulon, à Avignon et à Aix, et sur l’embryon d’un réseau de marchands, actifs en particulier à Marseille.

Les tableaux de Loubon montrent la voie à plusieurs peintres provençaux ; à Marius Engalière (1824-1857), Prosper Grésy (1804-1874), Louis-Auguste Aiguier (1814-1865), et dans la génération suivante Paul Guigou (1834-1871). Tous ces peintres,  praticiens du paysage en Provence, sont des citadins qui font le choix d’un accès à des lieux identifiés avec précision, souvent des sites urbains ou périurbains dont le nom donne le titre du tableau ; ce sont sans exception des exploitants de la toponymie. 

Si on considére les paysagistes fondateurs de la modernité picturale en Provence, on constate que leurs démarches expriment de fortes différences dans leur culture urbaine. C’est le cas avec Van Gogh à Arles et Cézanne à Aix. 

Leurs comportements présentent des différences saisissantes : à Arles, Van Gogh poursuit la vision de la quotidienneté qu'il mettait en œuvre à Nuenen, à Asnières ou à Clichy. La brillante 

exposition organisée en 1989 par les musées d'Arles pour commémorer le séjour de l’artiste permet de faire le point sur la question des motifs. Van Gogh à Arles s'est intéressé à des espaces urbains qui lui étaient familiers : l'hôtel-restaurant Carrel, la Maison Jaune, le Café de la gare (le Café de nuit), les jardins de la Place Lamartine, la cour de l'Hôtel-Dieu. Sa découverte des environs d'Arles, au printemps et en été 1888, est une démarche plus forte, où la pratique du peintre engage une relation étroite avec le territoire de la périphérie urbaine. Mais, dans ces excursions en dehors de la ville,  la plupart des sites ne sont pas nommés avec précision, et les références à la toponymie sont absentes (les historiens identifieront rétrospectivement les lieux, alors que le peintre les considère comme des sites génériques). Ce sont cependant des sites précis, repris plusieurs fois, formant des séries qui ne laissent aucun doute sur l'importance que le peintre leur accorde : les vergers en fleurs, le canal d'Arles à Bouc, avec ses ponts mobiles, qui rappellent les canaux du nord,  la route d'Arles à Tarascon, et à l'est de celle-ci, les mas et la plaine de la Crau, limitée à l'horizon par les Alpilles avec les blés au temps de la moisson, dont le peintre multiplie les images. 

Les dessins et les toiles exécutés sur ces motifs interprètent avec rigueur le réel, la saisie de cet environnement coloré stimule manifestement Van Gogh : "Ici la nature est extraordinairement belle" (lettre du 17 septembre 1888). Dans les tableaux, le coloris éclatant, les variations de dimension et de forme de la touche, la superposition des tons répondent parfaitement à l'émotion visuelle intense du peintre. 

Pendant son séjour à Arles, Van Gogh consacre par la peinture des lieux de la vie ordinaire,  qui sont ceux de la périphérie urbaine immédiate, peuplée de petites gens (débardeurs, lavandières). L'ami du facteur Roulin le précise : "Par-ci par-là, moi j'ai trouvé aussi des amis et des choses que j'aime ici". Dans les limites d'un territoire parcouru à pied, ce sont des motifs d'ampleur modeste, jardins, vergers, allées de jardin public, et des détails prosaïques, abris de jardins et haies de cyprès, qui retiennent son attention. D'ailleurs une attention d'homme de la terre, informé et critique : "Il me semble que les paysans travaillent bien moins que les paysans de chez nous (...) Les fermes 

 


pourraient rendre le triple qu'elles ne font si c'était bien tenu". 

Dans ce territoire péri-urbain, il porte en effet une attention soutenue à l’agriculture, aux productions agricoles, observées dans les espaces concrets du travail agricole : champs observés dans leurs étendues et dans leurs limites, haies et clôtures de cyprès, compris avec leur rôle de correction des conditions climatiques ; cultures observées dans les transformations successives du temps de la production : vergers au printemps, blés au temps des moissons. D’où une forme précise d’exploitation picturale des sites, associée à une compréhension des conditions matérielles et techniques de la production agricole. Le site observé chez Van Gogh est relatif à sa propre culture urbaine ; cette culture, conforme à la tradition hollandaise, est attentive à un territoire de travail et de production.  

Cézanne se comporte de façon plus complexe ; alors que, dans ses séjours antérieurs en Ile-de-France, au contact de Pissarro notamment, il voit les villages, leurs maisons, leurs jardins et leurs vergers, avec un regard si on peut l’écrire,  « de hollandais », à Aix et dans sa périphérie, il affirme d’autres choix, dans une quête incessante de motifs qui lui sont propres. Notons d’abord qu’il se détourne de la ville elle-même : on sait qu’à Aix, où il réside, après les séjours à Paris,et  si on excepte les visites de Monet et de Renoir, retour d'un voyage en Italie, il ne trouve pas les complicités et les connivences du monde de l’art ; la population  de cette petite ville (à l’époque) manifeste au contraire beaucoup de dédain pour l'héritier dévoyé, pour l'artiste raté. C'est pourtant à Aix que Cézanne procède à l'installation de ses résidences, dans la propriété familiale, au Jas de Bouffan, jusqu'en 1899, puis rue Boulégon, jusqu'à sa mort, complétées par des ateliers, un cabanon à Bibémus, au pied de la Sainte-Victoire, puis par la construction de l'atelier du chemin des Lauves, à partir de 1901. Mais avec Cézanne s'impose pour la première fois le constat : l'artiste n'a plus comme autrefois cette relation de proximité, de dépendance, ce contact exclusif avec un environnement social immédiat. La mobilité, des institutions éclatées transforment les conditions de la vie personnelle et artistique de l'artiste.  

On sait que Cézanne, en ville, estime impossible de faire face aux curiosités et aux remarques agressives ou blessantes des témoins ; il faut donc sortir de la ville, gagner des espaces de solitude ; mais aussi ne pas sélectionner les vues lointaines de la ville (qui était le motif de référence chez Loubon).  D’abord Cézanne montre un net détachement par rapport aux territoires de production : il s’écarte des plaines cultivées et , des vignobles ; il sélectionne plutôt les espaces incultes, les reliefs boisés ; s’agit-il de se mettre à l ‘écart ici aussi des témoins, des paysans ?  Ce choix recoupe aussi les attitudes d’un citadin, dont  les itinéraires sont relatifs à des attitudes non moins authentiques, celles qui sélectionnent les sites en fonction des itinéraires de cueillette, ceux du ramasseur de bois mort, de champignons, ceux du chasseur de grives (une chasse au poste, avec des appelants), autant d’activités d’hommes des villes, d’une ville, Aix, alors sans banlieue, et qui se combinent parfaitement avec les intérêts d’un promeneur contemplatif.  Dont elles constituent la source. Comme le temps de loisir des adolescents, qui s’échappent de la ville pour le temps d’une baignade dans la rivière : baigneuses et baigneurs, chez Cézanne, sont venus de la ville.

Ensuite il fait le choix d’une mobilité systématique, qui lui donne accès à des sites plus éloignés, qu’il atteint par le chemin de fer, l’instrument qui relie la ville à un territoire ou à un autre, et aussi à d’autres villes. En effet, à partir de 1864, Cézanne commence une vie de nomade, alternant des séjours à Paris et dans ses environs (Auvers, Fontainebleau), à Aix, et aussi à l'Estaque (à partir de 1870, où, avec la complicité familiale, il se met à l'abri d'un appel sous les drapeaux), à Gardanne (à partir de 1885).  Un Cézanne nomade était impensable dans la génération précédente ; ce nomadisme est en effet tributaire de la mise en service du chemin de fer, du fameux PLM, puis des lignes, qui vont de ville à ville. Tout particulièrement, les résidences de Cézanne dans les environs d'Aix, à l’Estaque comme à Gardanne, sont en relation étroite avec la mise en service des lignes de chemin de fer locales, d'Aix à Marseille, via Vitrolles et l'Estaque d'abord, puis viaGardanne (à partir de 1877). Mobilité ferroviaire, moderne et consentie, indéniablement, qui étend autour de la ville les sites accessibles, et qui les disposent dans un réseau.

Cette mobilité de Cézanne dans les sites péri-urbains est une application de son initiation à la peinture en plein air, pendant les séjours à Pontoise et à Auvers, par son mentor Pissarro, entre 1872 et 1874, et à la recherche de sites ordinaires, bien loi des critères du paysage-spectacle ; les sites locaux, aux formes plus minérales, aux couleurs plus saturées, dans une lumière drue et violente, servent d’appui à l'expérimentation technique permise par la peinture en plein air, et en particulier l’aquarelle ; les dernières toiles consacrées à la Sainte Victoire (1906) établissent bien cette importance essentielle de la peinture sur le motif, maintenue jusqu'au bout, puisque c'est pendant une séance de travail en plein air que Cézanne est pris d'un malaise, qui amène sa mort, le 22 octobre 1906.  


Les sites que Cézanne découvre à portée d'Aix ont les ressources de la variété : des hameaux, des vues lointaines, des sous-bois, des sites de plaines, des roches, des cours d'eau, la mer. Ceux qui avaient été interprétés dans la vision néoclassique ou romantique sont métamorphosés par une vision et une peinture expérimentales ; d'autres, dont personne avant Cézanne n'avait vu la beauté hors du temps, entrent dans le musée imaginaire du Midi consacré par l'art des peintres modernes : la campagne des Lauves, les sous-bois et les rochers de Bibémus, les terres rouges de Beaurecueil, qu'on ne peut plus voir aujourd'hui que sous la forme de sites cézanniens. Pour eux, la toponymie se replie sur des indications à une échelle qui n’est plus celle du territoire cartographié, mais celle d’une toponymie des lieux-dits, dans une logique de proximité. 

Si les praticiens du paysage en Provence, avant Cézanne, ont été des citadins dont la culture conduisait à privilégier l’accès à des lieux nommés, à pratiquer une exploitation iconique de la toponymie, il semble que Cézanne s’écarte de ce modèle. Le motif perd en identité topographique, ce qu’il gagne en identité visuelle, en saveur sensuelle, en acte pictural. Attitude de cueillette, dans des sites familiers, à opposer à l’exploitation d’un motif de référence, et qui s’apparente à une invention permanente, celle d’un guetteur, d’un observateur aux aguets.  Tout en récusant la ville, mise par Cézanne hors jeu, au profit de parcours dans des fragments d’un territoire, accessibles à partir d’itinéraires issus de la ville.  Le peintre, comme adossé à la ville, provient de la ville, et ses parcours dessinent un réseau dont la ville contemporaine est un élément.


Les modalités de la culture urbaine de ces peintres est à contextualiser. On sait la présence insistante des images de la ville dans la peinture et dans les arts graphiques depuis la fin du Moyen-âge (Hollande, Italie du centre et du nord) ; au XVIIIº siècle, le succès des images de Venise est international. Cette vision de la ville subit une éclipse remarquable et paradoxale chez les peintres français au XIXº siècle, alors la ville elle-même, ses lieux, ses composantes sociales, ses équipements culturels deviennent déterminants dans les structures du monde des arts, dans les institutions, dans la vie personnelle des artistes, enfin dans la réception des œuvres. C’est sur le fond de cette absence que la présence de Jongkind (1819-1891) dans le milieu des peintres français est un phénomène intéressant : manifestement il importe à Paris une iconographie qui fait souche, par ses images de la ville et de ses périphéries, du rivage maritime et des équipements portuaires ; la référence à Jongkind est attestée chez Boudin, et on pourrait aussi la rechercher chez Corot. Dans leur quête d’une filiation stylistique, les peintres de la génération suivante le reconnaissent : «Il faut donc placer ce rénovateur du paysage moderne entre Corot et Monet, en tête des autres précurseurs de l’impressionnisme, Boudin, Cals et Lépine » (Signac, 1927). Mais a-t-on admis la spécificité de sa contribution à l’iconographie urbaine ? A-t-on vu l’étrangeté de sa Vue de Montmartre (vers 1849, coll. Frits Lugts, Paris), qui montre des hangars béants dans un environnement hirsute ? 


Il est clair que Van Gogh, dans ses intérêts concrets sur les sites de la périphérie urbaine, sur ses ressources économiques, applique directement les formules d’une culture de citadin hollandais. Cézanne, dans son aversion pour la ville, ne se sépare pas de la culture urbaine des romantiques, quitte à explorer constamment, à parti de la ville, les lieux d’une contemplation esthétique naturaliste.


De façon plus générale, je propose de considérer que la culture des acteurs du monde de l’art est un objet d’étude, une étude qui ne peut aboutir sans enquête dans la production, sans questionnement sur les œuvres. Comment prendre en considération les références aux peintres de Henri Cartier-Bresson, sans aller voir l’impact des œuvres de Piero della Francesca et de Cézanne sur ses photographies ? 


Histoire culturelle, donc, dans la mesure où c’est l’observation de pratiques et de références qui ne sont pas spécifiques aux artistes ; aussi histoire des arts, dans la mesure où c’est dans les œuvres que se trouvent les éléments de réponse. On me permettra de penser que, dans cette phase d’hybridation des méthodes (Gervereau, 1994), c’est plus dans la qualité des questions posées, que dans la délimitation des territoires disciplinaires,  que se trouvent les solutions.  


Comment identifier la place du Théâtre National Populaire  (TNP) de Jean Vilar et du festival d’Avignon dans la culture des années de la croissance, si on s’écarte des œuvres ? et de leurs relations complexes ? En interne, le dispositif du TNP et du festival d’Avignon a été le lieu d’un assemblage de productions artistiques d’une grande richesse ; peut-on évoquer  le rôle culturel de ce moment sans convoquer les œuvres ? le choix des pièces, le style de la mise en scène, mais aussi la relation très forte de Vilar avec les artistes plasticiens, dans une relation constructive, dont les effets formels, bref les œuvres,  sont constitutives des messages vers le public. Je pense aux productions graphiques de Marcel Jacno, dont les affiches sont au cœur de l’impact du TNP dans la culture visuelle du moment, et bien au delà du cercle des spectateurs (Cros, Feld, Puaux, 1984). Avançons que la relation aux œuvres peut être un indice d’authenticité des jugements. En sens inverse, l’absence de la prise en compte des œuvres révèle et dénonce les abus et l'arbitraire de l’interprétation polémique. Nous avons un exemple de cette pratique dans l’ouvrage de Marc Fumaroli, l’Etat culturel. Dans ce pamphlet, Marc Fumaroli se tient autant qu’il le peut à l’écart du grand succès du TNP de Vilar et du festival d’Avignon. Il ne mentionne l’existence de l’un et de l’autre – le festival est un « triomphe », concède-t-il - que de façon allusive, sans y consacrer plus de quelques mots à la fois (Fumaroli, 1991, p. 64, 77, 110, 147, 157) ; un étonnant « service minimum ». Ce dénigrement par défaut procède évidemment de l’absence totale de la mention des œuvres, choix des pièces et des auteurs, mises en scène, interprétations, collaborations des artistes plasticiens et musiciens : l’écart aux œuvres devient ici un procédé redoutable dans le dénigrement, au prix – mais quels sont les commentaires qui  s’en sont souciés  ? – d’une approche scientifiquement malhonnête.


Il reste à évoquer l’impact de l’apport critique fondamental de l’histoire culturelle, qui est la prise de distance avec la hiérarchie instituée des œuvres.  Invoquer les œuvres, mais lesquelles ? Mentionner les œuvres, ou les chefs-d’œuvre ? Les objets qui relèvent des techniques de reproduction, où ceux qui sont pièce unique ?  Les professionnels du droit on trouvé des réponses à ces questions. Les années soixante ont été le moment d’une puissante mise en question de la hiérarchie des œuvres à l’intérieur de chaque discipline artistique, hiérarchie devenue suspecte, alors qu’elle n’est que la transcription des approches critiques (l’échelle qui va de l’œuvre-clef au stéréotype) et / ou marchandes (l’échelle de la rareté).  

A vrai dire, cette question de la hiérarchie des œuvres dépasse aujourd’hui les disciplines savantes. L’étendue sans rivages des intérêts des acteurs de la culture pour des objets bien éloignés du monde des beaux-arts a été à l’origine de l’entrée en scène de nouvelles catégories d’objets et d’œuvres, En réalité, la rivalité et la construction des hiérarchies s’est renouvelée entre les  disciplines présentes sur le marché ou en compétition dans l’accès au musée, que ces disciplines soient « artistiques », la peinture, la photographie, ou non, comme les objets de l’art populaire, les arts décoratifs, les outils, et aujourd’hui avec les jalons de toute production industrielle révolue.  Impressionnante prolifération d’objets et d’œuvres, à l’occasion de la reconnaissance de la valeur des objets  de l’environnement  technique, domestique et du design. Accumulation d’objets, stimulée par l’obsolescence rapide des techniques ; pensons aux appareils nécessaires à l’enregistrement du son des images, fixes ou mobiles, aux ordinateurs. Accumulation de compétences dans la documentation, dans la confrontation des variantes, nouveaux champs pour l’érudition, pour la culture technique, aussi dépendante des objets que l’archéologie. Abaissement de la distinction qu'affirme l'anthropologue entre "l'œuvre d'art", ce "signal coûteux", et "l'objet esthétique", qui procède d'un comportement, d'une conduite (Schaeffer, 2004). Le dernier mot est aux structures de la collecte et du marché, dont la vigilance est à l’affût, pour imposer de nouvelles hiérarchies, en particulier chaque fois où « l’acte de la création » personnelle  peut encore être impliqué, et mis en valeur, dans tous les sens du terme. Ainsi dans la dernière période, les performances hors du commun pour constituer un pôle de rareté autour des vestiges de la production industrielle de Jean Prouvé. Un collectionneur américain, Robert Rubin, est parvenu à récupérer à Brazzaville les restes d’une Maison tropicale, construite en 1949 en acier et en aluminium ; démontée, restaurée à grands frais (pour un montant d’un million de $), présentée temporairement à Presles, près de Paris, le 24 juin dernier, à un public choisi de critiques et d’acteurs des institutions culturelles, son statut d’œuvre est assuré, avant son départ pour les Etats-Unis, où le marché dans ce domaine semble ignorer les limites : une table de Jean Prouvé, récupérée également à Brazzaville dans un immeuble construit pour Air-France en 1952 (et qui a été mis ces dernières années en coupe réglée par les entrepreneurs du marché), a été vendue 125 000 $ en 2002, une paire de panneaux d’une maison en métal a été vendue 254 000 $ (soit plus de 1 500 000 francs) en mai dernier (sur une estimation de 50  à 70 000  $) (The New York Times, supplément au Monde du 11-12 juillet 2004, p. 8). 

Comment suivre, saisir et comprendre ces nouvelles passions des acteurs de la culture de notre temps sans nous confronter à leurs objets, c’est à dire aux œuvres ? 


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