La réception de la modernité par les usagers : valeur pratique et valeur symbolique

Gérard Monnier : La réception de la modernité par les usagers : valeur pratique et valeur symbolique

Publié en anglais sous le titre « The Reception of Modernism by Users : Practical Value et Symbolic Value », Back from Utopia. The Challenge of The Modern Movement, 010 Publishers, Rortterdam, 2002, p. 358-367.

Pour faire face à la décrépitude, à l’abandon, aux menaces de destruction des bâtiments-phares de l’architecture moderne, on sait quelles batailles ont été conduites ici ou là par les équipes de Docomomo. Souvent ces difficultés sont associées à des mutations de propriété, à des changements d’affectation, ou même à la fin de tout usage ou de toute utilisation : nous avons souvent à défendre des édifices devenus sans vie.
A côté des bâtiments-phares, il existe des édifices moins prestigieux, sans histoire dramatique, mais qui conservent bien vivante une utilisation pratique. Ces témoins de la valeur d’usage des édifices modernes ont produit des significations dont nous n’avons pas toujours vu l’importance. Lorsque la valeur d’usage se combine avec la valeur symbolique, culturelle ou artistique, nous sommes devant un aspect fondamental du mouvement moderne : sa volonté de relier l’utilité à une position critique face aux conventions de l’architecture dominante au XIXº siècle, manifestation du pouvoir et affirmation des hiérarchies. 
Voici les questions que nous soulevons ici : comment s’articulent la valeur d’usage et la valeur symbolique et culturelle ? La réception des qualités pratiques de l’édifice moderne par les usagers, et dans la durée, est-elle un “plus” à sa valeur historique ? Est-elle un obstacle ou une voie d’accès à la valeur symbolique ? Il convient d’examiner d’abord les conditions de l’observation de la valeur d’usage pratique. 
Cette approche dépend beaucoup des catégories d’édifice : pour les édifices d’habitation, les usages varient moins que pour des édifices spécialisés ; pour les lieux de production (usines), de santé (hopitaux, sanatoriums), au contraire, la désaffection par rapport aux usages primitifs peut être totale. La stabilité de la propriété des édifices, continue ou discontinue, peut aussi infléchir la cohérence des décisions. On doit donc admettre que la valeur des observations dépend de ces paramètres conjoncturels ; leur analyse fait partie aussi de l’étude de la réception. 
Ces résultats doivent être observés dans la durée, puisque les observations peuvent s’étendre maintenant sur deux ou trois générations, et dans un double espace de proximité ; les “usagers” sont dans deux cercles concentriques : ceux qui forment la réception interne, et ceux, disposés dans le voisinage, qui forment la réception locale. 
Dans la réception interne, les manifestations positives qui font sens portent sur l’estimation de la valeur d’usage, sur les adaptations à de nouveaux usages, sur la conservation spontanée, sur les actions collectives de contrôle. Elle portent aussi sur la capacité à reconnaître l’œuvre dans sa spécificité, et sur les conséquences : volonté de faire connaître le bâtiment, moyens mis en œuvre, effets économiques de l’historicité et / ou de la valeur de l’œuvre. 
Dans la réception locale, l’observation porte sur la place relative du bâtiment dans son environnement (a-t-il une fonction de repère ? ), sur les manifestations de contrôle des édifices voisins, et, le cas échéant, sur le réglage de la transformation de l’environnement en relation avec l’édifice, sur les éventuelles décisions d’urbanisme, sur l’impact de l’édifrice dans l’édition de proximité (place dans les guides de tourisme, dans les inventaires locaux). Examinons ces problèmes dans des édifices de Le Corbusier, un architecte dont la notoriété est largement établie à partir des années 1930 ; or cette notoriété de l’architecte n’a pas un effet systématique et direct sur la réception des édifices par les usagers. Pour beaucoup d’édifices, les informations disponibles montrent que l’appréciation dans la proximité de l’édifice est indépendante de la réputation chez les connaisseurs. 
La villa Savoye (1928-1931) est une résidence secondaire relative à une résidence parisienne principale ; les premiers habitants de la villa l’occupent, de façon discontinue, moins de dix années ; séparée de l’espace public par un environnement végétal qui la masque, elle n’a aucune existence locale. Après son occupation permanente par l’armée allemande, entre 1940 et 1944 (et ou peut avancer que ce furent les principaux usagers), elle perd sa fonction d’habitation, et entre dans une période d’abandon matériel poussé, qui la met en péril. Gérée ensuite par la ville de Poissy, elle est ensuite réduite à être un abri pour des activités de loisir pour les enfants des écoles. La réception interne et la réception locale sont devenues équivalentes à zéro. En 1959, un mouvement international d’opinion, tout à fait indépendant, entraîne le ministre André Malraux à prendre des mesures qui mettent la célèbre villa à l’abri de l’abandon et de la destruction ; mais elle ne retrouve pas sa fonction d’habitation : elle devenue un édifice d’exposition. Isolée, gérée par une institution nationale, elle n’est toujours pas un élément de la vie locale.
Dans les maisons construites pour Henri Frugès à Pessac (1924-1927), la première génération des usagers ne correspond en rien à celle qui était prévue par le commanditaire, ruiné par l’opération et qui vit hors de France dès lors, et pour de longues années. Ces occupants, dépouvus de tout intérêt pour des habitations non voulues, non désirées, transforment sans réticence ni scrupules les édifices ; ces transformations corrigent, par l’extension des volumes utiles, des maisons dont la capacité pratique est jugée insuffisante. La terrasse fait souvent les frais de cette extension par addition d’un niveau de pièces d’habitation. Les ouvrants en acier, lorsqu’ils présentent des défauts de fonctionnement, sont remplacés par des menuiseries standards en bois, quitte à modifier la maçonnerie de la paroi. Cette première phase d’indifférence active s’achève en 1974, lorsqu’un néo-habitant, appartenant à une catégorie socio-professionnelle plus élevée, s’engage en pionnier dans la restauration exigeante d’une maison. Cette attitude nouvelle fait boule de neige, au point d’entraîner la venue d’autres néo-habitants, et à terme un renouvellement complet de la population. La conséquence de cette métamorphose de la réception interne est la transformation, dans les années 1980, des attitudes locales officielles : la ville, puis l’Etat, s’engagent ensuite dans la mise en œuvre de dispositifs de protection progressivement appliqués depuis, et qui prennent leur place dans l’accompagnement des initiatives dynamiques des néo-propriétaires. Nous avons ici le cas d’une valeur d’usage négligeable, que des acteurs nouveaux informés corrigent au nom d’une valeur symbolique acquise par la réputation croissante de l’architecte ; en retour, cette réputation de l’architecte se trouve renforcée, puisque la réhabilitation des édifices leur permet de réintégrer la cohorte des édifices qui ont un sens culturel et historique, au prix de l’effacement de l’épisode (en gros 1925-1975) pendant lequel le statut de l’architecte n’existe pas localement.
L’usine de confection textile Claude et Duval, construite à Saint-Dié entre 1946 et 1950 par Le Corbusier, montre des rapports antagonistes entre réception interne et réception locale. La commande associe deux générations, le père et le fils ; le père, Paul Duval (1875-1953) a parcouru le monde, a séjourné en Angleterre, aux Etats-Unis, en Australie et en Chine. C’est dans les années 1930 un lecteur de Le Corbusier. Le fils, Jean-Jacques Duval (né en 1912), a fait ses études d’ingénieur à Zurich, au moment où on s’intéresse à la participation de Le Corbusier au projet du bâtiment de la Rentenanstalt en 1933. Il a rencontré Le Corbusier à Paris en 1934, rue de Sèvres, point de départ d’une longue amitié avec l’architecte, dont témoigne une importante correspondance. On ne peut pas écarter l’idée que cette amitié procède d’une sympathie de Le Corbusier, attentif à ce qu’il trouve de culture et de complicité dans ce milieu de l’industrie vosgienne ; J.-J. Duval et Le Corbusier ne partagent-ils pas une même culture critique, une culture d’opposition que J.-J. Duval nommera plus tard “notre agressivité protestante” 12 ? 
Après la destruction dramatique de Saint-Dié par les armées allemandes, en novembre 1944, l’intervention de Le Corbusier, demandée par J.-J. Duval, pour l’étude d’un projet de reconstruction de la ville, tourne court en 1946. Après cet échec, on comprend que la reconstruction de l’usine soit entreprise, par les partenaires, avec la volonté combative de produire un résultat exemplaire, un “petit chef d’œuvre d’esprit florentin” pour J.-J. Duval, qui a conscience de sa participation à la naissance d’une œuvre ; et pendant le chantier, il contrôle l’exécution. Le moment venu, l’industriel choisit des reproductions photographiques des œuvres de Le Corbusier pour décorer les bureaux de l’entreprise. Le bâtiment, qui conserve toute sa valeur d’usage, est ensuite maintenu avec rigueur dans son état d‘origine par J.-J. Duval, puis à partir de 1981 par son fils, Rémy Duval, lorsque celui-ci lui succède à la tête de l’entreprise. 
Nous avons donc affaire à une réception interne particulièrement forte, produit direct d’une commande volontaire. D’où une réception dont la continuité devient une affaire de famille, conduite avec opiniâtreté, et qui permet de surmonter le vieillissement des installations, les modifications apportées aux objectifs et aux méthodes de la production (la confection du sportwear chic a remplacé la bonneterie utilitaire). Cette attitude est-elle partagée par le personnel de l’entreprise ? Rien n’est moins sûr, et au contraire nous avons des indices en sens inverse : le personnel a considéré avec détachement et même incompréhension le choix des “patrons”, leur attachement à une architecture étrange, mal finie ; ces attitudes sont conformes aux écarts culturels produits par les rapports sociaux dans l’entreprise industrielle.
La réception et la reconnaissance de cet édifice dans le cadre local, à Saint-Dié, sont restées longtemps très faibles. Pendant longtemps, peu de visiteurs sont admis à découvrir le bâtiment, résultat des tensions d’une période où la modernisation des équipements et de l’outillage, après le décès de Paul Duval, absorbe Jean-Jacques Duval et son équipe. Sur le plan national, la réception de ce batiment est secondaire. Les publications contemporaines de l’achèvement, tributaires de sa localisation, éloignée d’un grand centre, sont peu nombreuses. A ce moment, l’attention se porte sur les questions du logement : comme l’indiquent les polémiques, en janvier 1952, dans la presse nationale à propos de la commande de l’Unité d’habitation de Rézé, puis en octobre à propos de l’Unité radieuse de Marseille, où l’administration de l’Etat est impliquée. L’usine Duval passe inaperçue. 
Depuis, le bâtiment jouit, dans l’histoire des œuvres de Le Corbusier, d’une notoriété médiocre ; les principales études récentes consacrées à Le Corbusier, notamment par Tim Benton et par William Curtis, ignorent le bâtiment. Un changement - relatif - date de l’exposition au musée de Saint-Dié en 1987, à l’occasion du centenaire de la naissance de Le Corbusier, qui est confirmé par le classement comme Monument historique, en 1988. Cette reconnaissance de l’œuvre dépend en fait d’un investissement personnel très fort de J.-J. Duval, après la fin de son activité professionnelle en 1981. L’édifice reste aujourd’hui un chef d’œuvre méconnu et mal aimé, localement, puisque la ville et l’Etat ont accepté avec désinvolture la construction en 1999 d’un édifice en vis-à-vis malencontreux. Sanction sournoise d’un bâtiment qui dérange encore ? Cet édifice est né de la croyance dans les pouvoirs d’une architecture critique et de sa capacité à prendre sa place dans une activité réformiste, dans une réconciliation des valeurs du travail industriel et de l’art. Portée par l’attention pieuse des commanditaires, cette reconnaissance, isolée et sans appui, préserve totalement la valeur de l’outil, la matérialité du bâtiment, un résultat qui ouvre la voie, après un très long délai - près de cinquante ans - à la reconnaissance culturelle de l’œuvre, en dépit des obstacles locaux. Un destin qui reste fragile. 
Pour les Unités d’habitation, leur résistance aux controverses et la mise en circulation d’opinions arbitraires, qui n’ont jamais cessé depuis 1950, est remarquable ; mais s’agit-il de cela ? Nous retiendrons ici le cas de l’Unité de Rezé, près de Nantes, sans aucun doute la plus significative pour l’étude de la réception de la valeur d’usage. La “Maison radieuse”, comme on la nomme sur place, a une origine précise : démontrer, dans un climat d’hostilité, la capacité d’un organisme d’Habitation à Bon Marché (HBM) à produire des logements de type nouveau. La décision en 1948 de construire l‘Unité de Rezé n’est pas relative à l’accomplissement de l’Unité de Marseille, dont le chantier débute à peine. L’inspirateur est Gabriel Chéreau, un jeune avocat de Nantes, un citoyen déjà mobilisé dans les affaires d’urbanisme et d’architecture ; il lance ses amis d’une société Société anonyme coopérative d’HBM, créée à Nantes en 1911, La Maison Familiale (MF), sur la piste d’un appel à Le Corbusier pour édifier des logements sociaux exemplaires. Cette société est animée par des syndicalistes chrétiens de la CFTC, administrateurs de la Caisse d’Allocations Familiales de Loire-Atlantique. Parmi eux, on trouve Emile Decré (1897-1973), un patron “progressiste”, responsable en 1930 de la refonte complète des Grands Magasins Decré, remplacés par un magasin d’acier et de verre remarquable (détruit par le bombardement allié du 23 septembre 1943). Ce qui est en jeu, pour ces personnalités du mouvement social, est la réalisation à Rezé “de quelque chose qui constituerait une étape (pour) adapter aux ressources et aux populations ouvrières actuelles ce que vous êtes en train de construire à Marseille” (lettre à Le Corbusier, novembre 1948). Etabli par Le Corbusier le 1º juin 1950, le projet est celui d’une Unité complète, de 321 appartements, dont le procédé de construction diffère de celui de Marseille. A Nantes, être pour ou être contre : c’est un choix politique ; entre autres, le président du Conseil Général du département déclare qu’il n’aidera pas la construction d’un “nid de communistes”, tandis qu’au contraire en janvier 1951 la ville de Rezé accorde sa garantie à la MF sur l’ensemble de l’emprunt, soit 90% du montant des travaux, en raison de la crise du logement et de l’appui que le Ministre apporte au projet. 
En janvier 1952, pour enrayer le processus de financement , les adversaires de Le Corbusier lancent au grand jour une attaque virulente. Le 18 janvier, dans une conférence de presse à Paris, deux architectes, personnalités connues du monde professionnel, Charles Labro, architecte des Bâtiments civils et des Palais nationaux, et Beguin, dénoncent “l’erreur faite à Marseille” ; ils critiquent l’abus que représente l’octroi de prêts HLM à l’opération de Rezé, au détriment des organismes de crédit immobilier qui aident la construction des maisons individuelles, que préfèreraient une majorité de Français. Cette campagne n’efface pas la sérénité des administrateurs de la Maison Française, et le contrat de l’emprunt avec la Caisse des dépôts est signé le 21 janvier 1952. La polémique s’étend ensuite, une violente campagne de presse nationale s’attaque au projet, et Le Corbusier porte plainte auprès du Président de l’Ordre des architectes. 
Le dispositif de financement est original, et il a des conséquences sur le statut de l’occupant. Celui-ci prend à sa charge 15 % du prix du logement sous la forme d’un apport personnel à la société coopérative, qui lui attribue un nombre d’actions correspondant . Le locataire devient ainsi, sinon le propriétaire de son logement, tout au moins un co-propriétaire des actions de la société coopérative. Il est prévu de répondre, le cas échéant, aux besoins nouveaux de l’occupant (dimension de la famille, mobilité) par l’échange ou la cession d’actions, avec la possibilité d’échanger l’appartement. Ce dispositif ne sera pas étranger pour les habitants à l’ardente conviction “d’habiter un lieu unique”, d’appartenir à la “Maison radieuse”, “dans une dynamique d’appropriation collective” bien spécifique (Bataille et Pinson, 1990). Les travaux, débutés le 11 juin 1953, sont achevés le 21 mars 1955. La découverte par les habitants d’un appartement spacieux et d’un réel confort est une grande satisfaction pour la population primitive de l’Unité, dont les conditions de logement étaient avant souvent misérables. Des enquêtes successives, statistiques et sociologiques (Chombart de Lauwe, 1957, Bataille et Pinson, 1987), ont enregistré ces opinions, qui appartiennent durablement à la mémoire collective de la “Maison radieuse”.
En 1957, “si l’immeuble contient un tissu social populaire, c’est malgré tout dans le haut du panier qu’il recrute” (Bataille et Pinson, 1990). Cette première population est jeune ; tous les chefs de famille ont moins de 50 ans, et la plupart d’entre eux (53 %) ont entre 25 et 35 ans. Expression claire du baby-boom de cette période, il y a en moyenne plus de deux enfants par famille ; ces enfants sont pour 46% dans la classe d’âge des 6-12 ans. Une partie des habitants ont derrière eux un passé de militants : syndicalistes, politiques, ou animateurs de la vie associative.
Les conditions sont réunies pour une adhésion forte des locataires primitifs à l’Unité, qui ont vécu leur installation comme une libération. Ils y trouvent en premier lieu un logement spacieux, dont la dimension est adaptée au nombre et à l’âge de leurs enfants, un équipement (cuisine, sanitaires, ascenseurs) et un confort (ventilation et chauffage) qui sont sans commune mesure avec ce qui est la règle dans les habitations de l’agglomération nantaise à l’époque, où tous ces critères mettent l’Unité en position d’exemple unique. Le parc et la maternelle sont l’objet d’une très vive adhésion ; la maternelle est non seulement un “service public” dont la proximité est appréciée, mais où les relations avec les institutrices sont plus fortes, et aussi avec les autres parents. Les fonctions initiales du hall, avec un marchand de journaux et une agence postale, sont celles d’un point de passage obligé qui favorise, à l’instar d’une place de village, les relations entre les habitants.
En 1987, anciens et nouveaux locataires ont en commun une sous-occupation relative de l’appartement. Mais pour les locataires qui occupent l’appartement dans les conditions d’habitabilité prévues en 1952, le manque d’espace est plus fortement ressenti : les usages récents ont rendu obsolètes les normes des années 1950, particulièrement dans la cuisine et dans le séjour, où les appareils frigorifiques, les machines à laver et la télévision trouvent difficilement leur place. 
Dans le traitement esthétique de l’appartement, en 1987, on perçoit des différences entre une population attentive aux qualités formelles initiales (menuiserie vernie, murs peints, plafonds et sols conservés, absence de rideaux) et une autre où la démarche tend à imiter un appartement plus conventionnel : boiseries peintes, murs tapissés, rideaux et voilages aux fenêtres. 
Malgré de nombreuses critiques, le bilan est cependant nuancé : les qualités de l’espace initial restent souvent perçues, le confort reconnu (isolation thermique, ventilation, chauffage) ; les locataires les plus anciens montrent leur capacité à restituer leur point de vue dans les conditions de vie des années 1950. La maternelle et le parc, dans la mémoire habitante et dans le vécu quotidien, ont gardé leur prestige. 
Cette satisfaction résiste au changement de statut, imposé en 1971 lorsque la loi décide la suppression des sociétés coopératives de location. En 1974, les habitants, malgré leurs protestations, sont obligés de choisir entre le statut de co-propriétaire (en remboursant par anticipation le capital restant du) et celui de locataire. A la liquidation de la Maison Familiale, le 17 décembre 1980, les coopérateurs affirment leur volonté de préserver l’édifice et son environnement, dans l’esprit de l’Unité d’habitation voulu par Le Corbusier. 
Dès lors intervient entre “propriétaires” et “locataires” une césure ; d’où l’évolution d’une population relativement plus aisée et plus stable, vers une population économiquement moins homogène et, pour une partie, plus instable. Mais l’Association des Habitants de la Maison Radieuse (AHMR), en réunissant les deux catégories, parvient à maintenir la vie sociale propre à l’Unité, en organisant les différents activités (bibliothèque, bricolage, photo, club vêtements, etc), et en maintenant les liens avec les associations des Unités de Marseille et de Firminy.
La réception dès lors de l’édifice s’effectue sur un éventail assez large de positions, qui va de la reconnaissance des qualités de l’immeuble à la constatation de son vieillissement et à son retard sur les normes contemporaines, et au jugement de respect absolu par les “corbuséens” fidèles.
La réhabilitation, à partir de 1980, entraîne d’importants travaux. La protection au titre des Monuments Historiques intervient en 1965 ; la notion de l’œuvre est maintenant présente. Si elle apporte des contraintes à la maîtrise d’ouvrage, elle stimule les maîtres d’œuvre, qui recherchent une cohérence des travaux avec le concept initial. Les interventions portent sur la sécurité et sur l’habitabilité et le confort des logements. Précédés d’un phase de concertation, qui débouche sur la présentation aux locataires d’un appartement-test, les travaux sont menés entre avril et novembre 1988. Une journée “portes ouvertes”, le 21 janvier 1989, vient clore l’opération par la présentation au public d’un appartement avec le nouvel aménagement ; les documents édités à cette occasion insistent sur la continuité du concept de “village vertical”, de “village en plein ciel”, sur le rôle de l’école et sur les clubs et activités proposées par l’AHMR, qui gère et anime “l’appartement témoin où sont préservées les traces et la marque de Le Corbusier”. Bref, une nouvelle valeur d’usage et le respect de l’œuvre se partagent les opinions. 
Mais la satisfaction engendrée par la nécessité de ces travaux est contredite par l’augmentation des loyers et de nombreux départs sont alors enregistrés. Les réactions négatives des familles avec des enfants devant le problème de la surface de l‘appartement conduisent le gestionnaire à louer des appartements à des étudiants en co-location et à de jeunes couples. Tout cet effort est bien reçu puisque, en septembre 1989, la quasi totalité des appartements offerts à la location sont à nouveau occupés. Depuis, on veille à équilibrer le nombre des locataires par un nombre équivalent de copropriétaires.
La reconnaissance de l’œuvre bénéficie, depuis la fin des années 1980, des attentions de l’active politique municipale que mène le député-maire de Rezé, Jacques Floch, élu en 1978. Celui-ci considère en effet que l’architecture contemporaine est un élément primordial d’une identité de Rezé dans l’agglomération nantaise : “Le Corbusier est notre signature internationale”, dit-il. Jacques Floch mène à Rezé une politique d’édification conséquente : la ville commande plusieurs édifices publics, une médiathèque (M. Fuksas arch.), et surtout l’hôtel de ville, construit de 1987 à 1989 par Alessandro Anselmi, dont les volumes organisent une spectaculaire mise en scène des points de vue vers la “Maison radieuse”. Ces attentions de la ville de Rezé pour l’Unité prennent d’autres aspects concrets : extension du parc, qui passe de deux à six hectares, acquisition par la ville de deux appartements, destinés à devenir des lieux d’exposition. La ville intervient aussi dans le règlement de la délicate question de l’application des nouvelles normes nationales de sécurité, en 1986, mesures incompatibles avec le statut économique de l’édifice et avec le fonctionnement de l’école maternelle. 
La participation de tous les acteurs à la reconnnaissance de l’œuvre se manifeste avec éclat au moment du grand chantier de restauration des façades, conduit de 1995 à 1999. Les interventions sur l’enveloppe alvéolaire caractéristique du bâtiment sont rendues nécessaires à la suite de la dégradation des bétons de la plupart des éléments préfabriqués, et de la chute dangereuse de fragments. Le maître d’ouvrage, le syndicat des copropriétaires, représenté par le syndic, s’appuie sur les copropriétaires, sur la Conservation régionale des Monuments historiques, sur l’Architecte des Bâtiments de France et sur les conseils de Robert Rebutato, au nom de la Fondation Le Corbusier. Dès 1993, les limites de la précédente restauration de 1985 apparaissent ; les désordres font l’objet de plusieurs expertises et analyses par des organismes spécialisés, qui concluent toutes à la gravité de la corrosion des armatures et l’éclatement des bétons ; la plupart des pièces en question sont suspendues aux voiles séparatifs des loggias, eux-mêmes suspendus aux refends porteurs. En 1994, les travaux sont décidés en s’accordant sur les critères : “mise en sécurité et pérennité de l’ouvrage, respect de l’œuvre de Le Corbusier” ; ainsi les partenaires consacrent formellement l’œuvre patrimoniale, qui devient le critère dominant.
Le respect des épaisseurs et les conditions de l’intervention sur un bâtiment occupé imposent de recourir à des solutions innovantes. Le financement de cette intervention lourde (50 000 heures de travail) pose un problème très difficile ; le budget total dépasse de beaucoup les capacités de financement de la co-propriété, et oblige à solliciter des concours extérieurs : le FEDER (Fonds Européen pour le développement régional), l’Etat (au titre des MH), la région, le département et la ville subventionnent à 50 % l’opération, dont le financement devra cependant être étalé sur quatre exercices budgétaires. La charge pour un co-propriétaire, après subvention, reste lourde (environ 7500 euros pour un appartement moyen). Le chantier ouvert en juillet 1996 s’achève en mars 1999. Le résultat est à la hauteur des efforts : l’édifice sort de l’opération remis à neuf, avec une probabilité de pérennité très supérieure à l’état initial. 
Dans la suite des Unités d’habitation de Le Corbusier, ce projet d’une architecture produite par les forces du mouvement social reste unique. Son histoire aussi est unique par les oppositions qu’ont su surmonter, dans un climat de polémique sans précédent, des militants locaux. Les controverses ont été, avant même le début des travaux, nationales. A Rezé, en raison de la qualité du projet social et culturel, l’épreuve du temps est bénéfique, et résiste au changement de statut de la gestion. Cette mémoire du projet social initial fonde une culture spécifique, à la fois pour les habitants et pour les gestionnaires. Dans la dernière période, le renouvellement des acteurs, dans l’appareil municipal comme dans toutes les instances de la gestion, s’effectue sans atténuer la prise de conscience d’une responsabilité à l’égard et de la communauté des habitants et de l’œuvre. Faite d’une constante connivence, chez les habitants, la recherche interne d’un “savoir-habiter”, en croisant les attentions des acteurs externes, plutôt fixées sur l’œuvre, produit une “réception active”, qui constitue une originale et authentique production culturelle locale.
Ici la valeur d’usage, matérielle et sociale, n’est pas octroyée : elle résulte d’un effort constant, de conflits et d’obstacles surmontés. Positive et durable, elle parvient à rendre possible la reconnaissance de l’œuvre et de son architecte, et elle la constitue, pratiquement à l’écart des “décisions d’Etat-major” : la conservation de l’édifice, lorsqu’elle dépend ainsi du point de vue des usagers, va de soi. Elle alimente une identité de l’œuvre qui est plus authentique que celle de bien des édifices protégés pour le seul prestige de l’architecte. Plusieurs des bâtiments-phares, dépourvus de cette consécration par la valeur d’usage, sont bien plus exposés à la négligence et à la perte d’intérêt. 
L’opposition de la valeur d’usage et de la valeur symbolique n’est donc pas une opposition fatale. La démonstration est importante : dans une perspective historique, elle vérifie un des axes fondateurs du Mouvement moderne, la conception d’une architecture égalitaire ; dans une vision actuelle, elle montre que l’édifice socialement utile peut produire une valeur culturelle locale de premier plan.

©Gérard Monnier
Docomomo France

Bibliographie

- Usine Duval : MONNIER, Gérard , “Une architecture haute couture pour une manufacture de confection : Jean-Jacques Duval et Le Corbusier à Saint-Dié”, ds. MARREY B. (dir.), Les bâtisseurs de la Modernité 1940-1975, AMO-Le Moniteur, Paris, 2000, p. 36-45.

- Unité de Rezé : BATAILLE, Philippe, PINSON Daniel, Rezé évolution et réhabilitation, Paris, Plan Construction et Architecture, 1990. MONNIER, Gérard, Les unités d’habitation de Le Corbusier en France, Editions Belin, Paris, 2002.

Illustrations

1. Villa Savoye, à Poissy (photo 1999)
2. “Quartier moderne”, à Pessac, détail de la maquette (photo 1969)
3. Maisons du “Quartier moderne”, à Pessac, transformées par l’usage (photo 1969)
4. Maisons du Quartier moderne, réhabilitées, devenues des “sujets d’actualité” pour la presse (photo 1992)
5. Usine Claude et Duval, Saint-Dié ; élévation au sud-est, avenue de Robache (photo 1997).
6. Usine Claude et Duval ; quai de déchargement et pilotis (photo 1997).
7. Usine Claude et Duval ; atelier de couture (R+1) (photo 1997).
8. Rezé, la “Maison radieuse” et le parc (photo 1999).
9. Rezé, la “Maison radieuse”, élévation après restauration (photo 1999)
10. Rezé, la “Maison radieuse”, rue intérieure ; le sol est d’origine (photo 1999)
11. Rezé, le nouvel hôtel de ville (M. Anselmi arch.) et la mise en scène de l’Unité (photo 1999).

Photos Gérard Monnier © Archipress, 16 rue Pierre levée, F 75011 PARIS. 
tel 33 1 43 38 51 81
© Fondation Le Corbusier - ADAGP, Paris, 2002, pour les œuvres de Le Corbusier représentées

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